Octobre à Décembre

Le 14 octobre 1992
Ma grand-mère que j’aime,
Je pense très fort à toi, et je souhaite honorer ici la mémoire de grand-père.
J’espère que ta pétillante vitalité ne sera pas trop entachée par ce pénible et terrible deuil.
Au-delà d’empêchements personnels, bien évidemment bousculables dans ces circonstances, je ne suis pas venu pour pouvoir conserver un souvenir intact de mon grand-père. Je crois qu’il avait surtout besoin de la présence de sa compagne, puis de ses enfants directs. Ma peine n’en a pas été moindre pour autant.
Mon activité est toujours aussi passionnante et débordante. Les sociétés prennent de l’ampleur, et la collection des monographies a dépassé les mille titres.
Je t’envoie par ce courrier quelques photos de moi prises durant ma semaine de vacances dans les pays de la Loire, dont une en compagnie de ma petite (enfin... 1m74 tout de même) Kate.
Je te souffle encore mes plus tendres pensées. Dès que mon emploi du temps se sera calmé un chouïa, je passerai te voir quelques jours.
Ton Loïc qui t’embrasse très fort.
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Samedi 24 octobre
Quoi de neuf docteur ? Garretta, au centre du scandale sanguinolent du cnts, ne s'en est pris que pour quatre ans et 500 000 francs de dommages-intérêts. Les bacchantes ont dû légèrement revoir leurs pointes à la baisse. « Responsable mais pas coupable ! » sermonnait cette vieille peau Dufoix. Georgina ! Garretta ! secouez-les, secouez-les, au bout d'une corde !
23h58. Journée sur notre terre d'Au. De semaine en semaine, le château et son domaine prennent forme et nous envoûtent un peu plus. Heïm nous expliquait le caractère « inspiré » de cette propriété, toute pétrie par l'histoire humaine. Son sous-sol regorge de ces traces d'antan. Il y fait bon vivre.

Dimanche 25 octobre
Pris ce matin, très tôt, le train à Chaulnes. Concentré sur les conditions d'assujettissement des auteurs à la TVA, je sens brusquement des tressautements de la machine, comme si on avait parsemé la voie de pierres et de branches. Le train ralentit, s'arrête : le conducteur un peu vaseux et légèrement ébouriffé, l'œil hagard, nous apprend le drame : « C'est un suicide ! » répète-t-il, « C'est un suicide ! ». L'horreur absolue : un malaise profond se glisse en moi. Un pauvre bonhomme s'est jeté sous mon train, par ce matin de grasse matinée, et s'est laissé déchiqueter et traîner sur plusieurs dizaines de mètres.
Nous voilà à l'arrêt depuis plus d'une demie heure, le temps que la boucherie soit constatée. J'apprends qu'il s'agit d'une femme d'une soixantaine d'années qui, cachée derrière une cabane aux abords de la voie, s'est couchée au dernier moment devant le monstre d'acier lancé à 120 km/heure. Tête et pieds tranchés probablement, le corps tourneboulé sous le train ; les gendarmes et le mécanicien semblent chercher encore quelques morceaux. Bon appétit messieurs mesdames !
Le réseau SNCF connaîtrait en moyenne un suicide par jour, par ce procédé.
Ma Kate risque de m'attendre avec tout ce retard pris. Journée de merde.
Régénération de tous les instants, hier. J'aime à la folie cette propriété : harmonie apaisante qui calme les sens. Dépense physique : je charge des brouettées de pierres concassées à étaler autour du château pour couvrir la boue et sur des allées naissantes.
Le travail à faire pour que ce fief devienne un joyau est celui d'un début de monde, mais quelle enthousiasmante perspective !
Les gestions de la seru et de la sebm sont à revoir de fond en comble. Les retards de paiement sont considérables. Il faut travailler d'arrache-pied pour rattraper les erreurs et comprendre les dysfonctionnements.
Le déménagement de Pantin, 4 rue Eugène et Marie-Louise Cornet, est en cours. Je me rapproche de mon travail pour plus d'efficacité et de suivi.
Heïm a reçu de l'ancien propriétaire du château d'Au les photocopies de l'histoire de ce lieu. Notre domaine n'est pas un lieu anodin, peu s'en faut. Au XIIe siècle, Raoul d'Au fut le premier seigneur de ce fief. Heïm en est, huit siècles plus tard, le trente et unième. Entre temps, le château a été détruit par un noble paysan et reconstruit au même emplacement, et le domaine a appartenu pendant près de 50 ans aux d'Aboville, les ancêtres du téméraire navigateur en solitaire : une de nos cheminées porte d'ailleurs leurs armoiries. Comment ne pas être charmé par ce lieu que nous gagnons chaque jour et qui a laissé son empreinte dans l'histoire du pays. Moi, ça me fait tout bonnement bander, ceci dit sans familiarité.
Nous voilà reparti avec 1h30 de décalage. Quelques minutes avant, une jambe déchirée a été retirée du dessous où elle était coincée. Berk, berk !

Mercredi 11 novembre
S'analyser. Objectivement, ce que j'ai à faire fructifier est prodigieux. Ma capacité à agencer le tout est actuellement faiblarde. Abandon de ce début d'introspection. La fatigue me paralyse.
Ce soir tard. De retour du château d'Au. Formidable journée, encore une fois.
Heïm, avec Vanessa, passe sa deuxième nuit dans notre château. Le premier essai fut accompagné de quelques mésaventures, notamment un début de court-circuit dans les dépendances. Ce lieu, inspiré par au moins huit siècles d'histoire, est loin d'être rassurant, lorsque, par une nuit de pleine lune, les portes claquent de tous côtés sous la pression des bourrasques. Heïm est persuadé que le sous-sol de la propriété renferme quelques cadavres. L'esthétisme du château est total.

Vendredi 13 novembre
Avant toute chose, je me dois de noter la médiocrité de mon style, ces derniers temps. Lourdes, lourdes les phrases mal tournées. Nécessité absolue de se mieux contrôler. Pfff.

Samedi 14 novembre
De retour du château d'Au, dans mon dodo au château d'O Les muscles se sont sainement échauffés par le transport de caillasses. Heïm et Karl ont refait le pourtour de la cheminée située dans le salon qui servira cette année pour passer Noël.

Mardi 1er décembre
1h08. Noir et silence au-dehors, petite veilleuse à intensité variable non loin de mes carreaux d'écrivaillon, je me laisse glisser vers d'apaisants vagabondages.
Ce soir, vu avec Alice le show nocturne du transfuge Guillaume, Durand la nuit. Thème fleuve à scandale : peut-on toujours être fidèle ? La brochette d'invités s'est échauffée.

Mardi 8 décembre
Bientôt une heure du matin. Le frimas enveloppe le château, l'hiver ne boude plus sa place.
L'activité nous prend toujours autant aux tripes. La Seru vient d'envoyer le premier numéro du journal VVF.

Dimanche 13 décembre
Probablement pas de Noël à Au. Hier soir, alors que tout le monde repartait pour O, Heïm nous a prévenu.
J'ai très très vite intérêt à changer ma vie privée. Ma déstructuration est totale, effrayante et gravissime. Kate, plus exactement les rapports que j'entretiens avec elle me font douter de moi. Le cul entre deux mondes, je vais lamentablement m'écrouler, alors qu'un empire fantastique s'offre à moi. Monstrueuse connerie. Je dois avant tout être fidèle aux conceptions fondamentales et à la morale que j'ai choisies. Arrêter ce cirque néfaste me conduisant tout droit à la perdition. Je ne vais quand même pas paumer tous les gens que j'aime, toute l'activité engagée pour une médiocre et minable histoire de cul fermé. Stop, halte, terminé ! Je dois me raccrocher à ce que je crois profondément et ne plus accorder un pet d'importance à toutes les fadaises débitées par une jolie conne. Vu ? Qu'elle suce, qu'elle soit douce, gentille, louangeuse et tout ira pour le mieux. Mais surtout, je ne veux plus entendre ses conceptions rétrécies et castratrices de la vie. La gravité et l'importance des responsabilités ne me le permettent pas. Qu'elle m'aime moi dans mon contexte et qu'elle ne tente pas de m'en éloigner.
Et si j'échoue : merde je deviendrais, tas de merde je finirais. A moi de voir.

Dimanche 27 décembre
0h21. Noël 92, c'est terminé. Première fête à Au. Deux pièces transfigurées pour l'occasion : tapissées de papier doré or et rouge, un sapin colossal et ses rejetons, et toute la féerie des décorations.
Fait chier d'être aussi mal depuis tout ce temps que les phrases m'étouffent la gueule. Crier merde à ces putains de toutes ! Bouffer cette plume qui ne glisse pas correctement sur le papier. merde ! de la merde minable ce que j'écris péniblement. Aucun intérêt pour qui que ce soit. Ça fait chier !
Fin du défoulement.
Heïm nous attendait pour plus tôt. Le Noël faillit être annulé. Non seulement il eut lieu, mais Mary, par ses présents picturaux, préserva la magie du réveillon. Des chefs d'œuvre de tout premier ordre, à commencer par les portraits de Hermione et de Hubert. Le travail a transmis l'âme du peindu à la toile. L'alchimie parfaite ne pouvait que nous émouvoir au plus haut point, Heïm le premier.
Douceur de la soirée : mets variés arrosés au Moët & Chandon, petits cadeaux en fin de repas, marche nocturne dans le parc et au-dehors à la recherche d'ectoplasmes.

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