Juillet

Mercredi 1er juillet
Apparition de plus en plus furtive ma foi. Et pourtant les événements, tant personnels, professionnels que nationaux ou mondiaux, défilent à toute vitesse. Les vacances d'été, si je réussis une des deux maîtrises à la session de juin, me laisseront peut-être un peu plus de temps pour faire glisser ma plume.
Les mauvaises ondes qui m'ont animé depuis janvier, et qui tendent à se dissiper, sont à l'origine d'une grosse bêtise de chef d'entreprise qui pourrait être dramatique tant pour la seru que pour la sebm. Une traite de la seru à la sebm n'a pas été honorée à l'échéance. Le compte de la Seru était insuffisamment provisionné en début de journée pour environ 60 000 F alors qu'il le redevenait en fin de journée. Sur ce compte, il passe entre 800 000 F et 1 000 000 F par mois depuis bientôt un an, et ces abrutis du Crédit Agricole ont décelé un chouïa d'insuffisance bancaire pour quelques heures. Démentiel.
Voilà ce qu'il faut débrouiller avec le banquier de la sebm qui sera désormais méfiant, même si les conditions accordées à cette société étaient à la limite du possible pour sa taille (200 000 F de découvert et 300 000 F de ligne d'escompte).
L'actualité n'est pas plus brillante, hormis les soulèvements spontanés en France contre la politique agricole commune (PAC) et le permis à points.
La Yougoslavie, la feu Yougoslavie plus exactement, exhibe ses morts et ses décombres.
Minuit passé, les paupières se ferment malgré moi.

Lundi 6 juillet
En attendant les beaux jours, on peut toujours aller voir fleurir sur l'asphalte les poids lourds. Prendre son autoroute du sud, les parasols en éventail, et le cul huilé à la force 7.

Mardi 7 juillet
Je ne fais pas dans la grande tranche de vie ces derniers temps. Consentant à gratter de la plume alors que l'épuisement me gagne, je ne résiste pas longtemps au polochon de Morphée.
Le pouvoir socialiste, dressé comme un sale coq mal emmanché, a depuis belle lurette paumé son permis de gouverner, ou tout au moins sa capacité. Les barrages des routiers sympas sont dégagés à grandes enfoncées de chars. Cet après-midi, une quarantaine d'hélicoptères ont rasé les terres de Chaulnes, probablement en direction de l'autoroute du nord. Sarajevo inspire sans doute les instances technocratiques.
L'économie française est léthargi­que et le chômage pointe son ombre dans de grandes entreprises. Si nous n'étions pas livrés en papier, la sebm pourrait en venir là.
Qu’y a-t-il d’autre de pourri dans le royaume socialiste ? Le procès du sang contaminé du CNTS démontre une fois de plus qu’aucune institution, quelles que soient son assise et sa respectabilité, ne peut prétendre à l'infaillibilité. Les Garretta, Allain et Roux se sont bien torchés avec leur serment d'Hippocrate. Ils s'en sortiront sans trop de dommages, avec une ardoise terrible et non chiffrable. Je leur souhaite un sommeil inconfortable par le tourment.


Jeudi 9 juillet
19h15. Je suis à Amiens, dans cette gare atrocement grisâtre de l'après-guerre, en partance pour Paris.
Les journées m'invitent à de terribles parcours pour parvenir à réaliser tout ce que le matin m'a insufflé. Ce jour consacré pour la majeure partie à compléter, puis à peaufiner les pièces à déposer au tribunal de commerce de Paris pour la constitution des GIE Ornicar et Logires. Statuts, assemblée générale ordinaire de chaque personne morale membre constitutif, acte de nomination du contrôleur des comptes et de la gestion, extraits de naissance, déclaration de conformité... un fatras juridique à maîtriser.
Heïm reçoit, depuis quelques temps, tout ce qui existe en presse underground. Découverte d'un fourmillement insoupçonné, toutes tendances confondues. Grand réconfort sur l'état intellectuel de la France.
Quelquefois, des feuilles ordurières, pour lesquelles il faudrait rectifier la tronche des rédacteurs. La dernière reçue : le folliculaire du Ku Klux Klan français. Une haine totale, imbécile et dangereuse ; l'appel systématique au meurtre, à l'extermination de certaines races. La plus dégueulante représentation d'esprits pathologiques à enfermer.

Dimanche 19 juillet
Revue de presse underground. Je commence mon périple dans ce bouillonnement fabuleux.
L'opinion indépendante du Sud-Ouest, dans sa trente neuvième année, le 29 mai 1992. Ça sent le généraliste à plein : édito sur « la corruption au sommet » engendrée par le CMC (Cercle des Moralisateurs Corrompus) et rubriques classiques : économie, actualité, dossier spécial, entretien avec..., quelques ventes immobilières et annonces légales, la culture avec les livres du fou Hallier et de Tong Viet alias Robert Matthieu, les loisirs, etc. En bref : on se demande ce qu'il fait ici ce journal. Passons.
Le mensuel Université Autonome de la confédération nationale des groupes autonomes et de l'enseignement public (avril 1992). Bernard de Cugnac signe l'éditorial consacré, je vous le donne en mille... à l'éducation, mais oui ! Jospin s'en va, Lang arrive et Cugnac s'écrit : « Renoncer à toute contrainte, c'est nier l'éduca­tion ! ». Voilà qui vient du fond du cœur. Austère et chiant, ça se renifle quand on est un petit instituteur gauchiste et revanchard. Non, j'exagère peut-être un petit peu. En tout cas, je ne l'éplucherai pas avec passion. Info amusante : le tableau des traitements des enseignants au 1er février 1992. Ça ne grimpe qu'à 21 791,96 F brut pour les « H Classe Agrégés, pers. dir. 1 cat. 1 cl. » à l'échelle 6 et se rétame à 7 942,40 F pour un instituteur adjoint qui débute au premier barreau de l'échelle. Sinon R.A.S.
Les Chroniques d'art sacré de l'automne 89 : opuscule d'une vingtaine de pages sur papier quasi glacé et avec photos noir et blanc. Gérard Garouste nous propose un entretien avec Louis Ladey, membre du cnas, ou le contraire : réflexion sur le travail d'un peintre. Une église moderne, conçue par Jean Cosse pour la ville de Dongelberg en Belgique, nous est présentée avec, pour seule « restriction d'enthousias­me », « les verrières d'en haut » proprement hideuses, répétons-le. Le langage est châtié comme il faut : « Nous pouvons dire que l'église de Dongelberg exprime, avec une étonnante clarté, tout l'essentiel de la Foi ecclésiale ».
Et puis, un grave problème de notre fin de siècle : la sonorisation des églises. Tant que la messe se faisait en latin, « il ne s'agissait pas de comprendre les mots ». En revanche, avec une messe en français, les sourdingues ont « une rupture, mortelle pour la prière individuelle ». Il est donc nécessaire qu'interviennent des acousticiens.
Le Collectionneur français : le journal des curieux en est à 28 ans d'existence. Tout sur les collections et ce qui tourne autour. André Escaro en est, eh ! oui, le directeur général et le général directeur.
Signes de croix, n°27 ressemble aux journaux d'enfants, mal imprimés et limités atrocement, mais superbement, dans leurs moyens. Ce journal, avec sa couverture bleue délavée sur papier A4 90 gr., est édité par l'association Notre Dame de la Source à Soisy-sous-Montmorency. En épigraphe ce lancinant appel : « Accueillons la Croix / Signe d'ignominie / Pour ceux qui sont indifférents au Christ / (...) / Chantons la Croix / Vénérons la Croix / Elle nous rappelle / Que nous avons été aimés du plus grand amour ».
Je trouve une petite note à croquer de l'abbé Roger Grimaud d'Allemans-du-Dropt, Lot-et-Garonne. Il nous apprend que pour diffuser de la musique religieuse, rien n'est plus adéquat que les auto-reverse. Et puis : « Le tout est commandé par une minuterie (...). Chaque installation coûte environ 4 000 F. Attention : le visiteur déclenche la minuterie en appuyant sur une manette et non pas en mettant une pièce. Sinon il y a commerce avec tva, impôts, etc. D'ailleurs je préfère que celui qui n'est pas croyant s'en aille heureux d'avoir trouvé dans une église un service gratuit. Tellement d'autres mettent la somme de trois francs indiquée sur le tronc et souvent cinq francs ou dix francs. L'opération est providentiellement rentable. » Délicieux.
La lettre de sos Identité, n°6, trimestriel. Cité juste sous cette appellation : « Allons enfants de la patrie, le jour de gloire est arrivé ! (Rouget de l'Isle) ». Un édito de Pierre Lombard, et quatre pages publiées par Henry de Lesquen. Du politique avant tout.
National 44 (n°57, juin 92) nous présente les informations du Front national de Loire-Atlantique. L'édito est consacré au traité sur l'Union européenne avec toute la hargne de l'anti Maastricht que l'on suppose. « Prononcez : Masse-trique ! » nous conseille-t-il.
Encore des tonnes à découvrir. Je marque une pause.

Lundi 20 juillet
Chaleur moite et lourde.
Ce matin, réunion pour la SCI du château d'Au. (...) Détermination par Heïm des travaux les plus urgents à faire tant pour la bâtisse que pour le parc. Projection dans les décennies à venir, afin d’entrevoir tout ce qu'il y a à construire pour se rapprocher de l'Eden. Et puis, si nos entreprises grandissent, il peut n'être que le premier d'une longue série. Alors atla ! atla !
Mon bureau dans la Maison blanche à Chaulnes (dite aussi la Banque) prend forme : les premiers meubles y ont été placés. Le style : moderne en bois noir. Le confort, pour gérer correctement, est essentiel. Une règle fondamentale : ne pas se laisser envahir par son bazar, lierre étouffant du travail quotidien.

Mardi 21 juillet
Ce matin, vers cinq heures, orage cataclysmique : une dizaine d'éclairs à la seconde dans ses pointes. Les bouffées de chaleur auront fait péter le ciel tous azimuts.
Poursuite de l'aménagement de mon bureau : grande table de bois noir, écritoire, meuble de rangement, plante, halogène... le tout dans une pièce moquettée du sol au plafond dans les bleu-gris. Mon travail, dans ce confort, aura une toute autre allure et sera, je l’espère, beaucoup plus efficace.

Mercredi 22 juillet
Les politiciens institutionnels vont nous asséner du Maastricht jusqu'en septembre. Les pour sont actuellement les plus bruyants dans la grosse caisse médiatique qui, ma foi, a peut-être choisi son camp.
Ce soir Giscard fait son jt de vingt heures sur la Une, un coin hachement topé. Un désastre ! nous mâchonne-t-il. Un désastre pour la France, pour l'Europe, et pourquoi pas pour l'univers intergalactique et les morpions supposés existant du plus nullissime clodo, si le non l'emportait. Question éloquence, démonstration brillante du président VGE.
Ce grand dessein d'Union n'emballe pas mézigue. Quand je fulmine contre l'Etat français qui emmerde et pressure les entrepreneurs, par exemple, je frémis à l'idée de l'uniformisation décidée par les technos de Strasbourg.

Le potage yougoslave m'indiffère totalement. Le scénario ne bouscule pas trop mes tripes. Je n'essaye même pas de retenir les noms barbares des hordes ennemies : aucun Saddam Hussein ne vient, flamboyant, éclairer le sinistre tableau. Les militaires onusiens avaient été priés, par un petit chef perdu, de n'intervenir, avec toute la fermeté d'un bleu, que lorsque les parties ennemies ne se tireraient plus dessus. Sir Fanfan Mité est venu, poitrine tombante en avant, tel un condottiere sur son hélico volant (eh oui il y en a qui nage !) libérer des forces maléfiques et des mauvais courants l'aéroport de Sarajevo. Rien à faire : ça me fait toujours bailler.
Côté travail : rien à dire je suis comblé.

Jeudi 23 juillet
Les lobbies ont encore de belles décennies devant eux pour miner la France.
Mon travail est incommensurable et passionnant. Depuis quelques jours je tiens un petit carnet où j'indique sommairement toutes les tâches à accomplir : la liste s'allonge inexorablement. Impossible de suivre un programme déterminé, l'inattendu dont il faut s'occuper surgissant çà et là.
Exemple : cet après-midi, j'envisage de me consacrer au défrichage de la gestion de la sebm. Patatras : le papetier Maunoury bloque notre commande pour non paiement de factures. Après étude du dossier, il s'avère que nous avons raison : indication du mode de règlement (par traite 60 jours fin de mois à réception de facture) sur chaque confirmation de commande, ce qui nous reporte fin juillet pour des factures reçues le 4 mai (et datée du 29 avril). Blocage et rupture du côté de leur comptabilité. J'apprends que le représentant avec qui j'avais négocié ces conditions est muté (ou mis à pied je ne sais pas). Me voilà donc tout désigné pour chercher en urgence, pour le lendemain matin, le papier chromolux, 250 gr., format A3, que Hermione attend. Je contacte ainsi vainement la quasi totalité des imprimeurs d'Amiens, ainsi que plusieurs papetiers, avant de débrouiller l'affaire.
21h15. En route vers Paris. Demain je voguerai notamment entre le Tribunal de grande instance de Paris et la chambre de commerce pour divers documents à déposer ou à retirer.
Je verrai probablement Kate samedi. Elle poursuit un mois de travail chez les fiscqueux. Horrifiant, mais bon. L'importance est moindre, il est vrai, même tout au long de ces pages. Je ne vais pas rabâcher mes déceptions, et puis il y a tellement d'actions passionnantes à mener.
Idem pour mes deux maîtrises ratées. J'ai voulu en faire trop. Bien fait pour ma gueule. Prends-en de la graine mon p'tit gars, et essaye d'avoir celle de droit social en septembre. Ensuite on avisera.
La seru est une réussite extraordinaire. Je présentais ce matin l'historique de notre collection éditoriale à notre chef comptable (successeur d’Arheux, en quelque sorte) et la salive me manquait tant la passion me la buvait sans discontinuer. Il faut la voir cette œuvre immense, phénoménale, qui a été accomplie grâce à Heïm et à tous ceux qui l'aiment.
Développements à venir : locaux parisiens, organisa­tion de Resdif, effectivité des GIE Ornicar et Logires, contacts avec les attachés culturels des ambassades, etc.

Lundi 27 juillet
0h25. Dans mon lit au château. Je suis rentré par le dernier train, après avoir passé une partie du week-end avec Kate. Gentillet.
Le parc du château d'Au a été investi sans moi. J'essaierais de me rattraper.
Ouverture des olympiques de Barcelone. Le ludique attire de plus en plus d'argent. Spectacle haut en couleurs très réussi.
Les chiens aboient et j'ai envie, une envie terrible d'aller en buter un ou deux à coups de hache. Non non B.B., je me retiendrai.

Mardi 28 juillet
Après une journée à feu tous azimuts, je reprends du fond de mon lit à une heure avancée, ma revue de presse « underground ».
Extraordinaire publication sur papier glacé : Le paysan biologiste.
Revue interrompue pour cause de paupières plombées.

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Chaulnes, le 30 juillet 1992
Chère Sandre,
Me voilà vous griffonnant quelques mots tout droit sortis du fin fond de ma plume acérée.
J'essaie, tant bien que mal, d'être le plus lisible possible malgré cette écriture de dingue qui agite mon poignet.
Sans m'obstiner à l'anthropocentrisme, je me résumerai rapidement : les crocs toujours à l'air pour mordre passionnément tout ce qui bouge, je manque d'un nombre terrible d'heures par jour pour mener à bien tout ce que je souhaiterais faire. Mais rassurez-vous, je frapperai mon point final au bas de cette lettre. « Trop occupé à vivre » dirait un être qui m'est cher.
Quant à votre personne, j'ai l'envie furieuse de la connaître à fond. Racontez-moi vos plaisirs et vos dégoûts, l'histoire brève mais sûrement charmante de votre vie, et que sais-je encore.
A très vite, douce Sandre.
Mes câlines pensées vous accompagnent.

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