Janvier

Mercredi 1er janvier
1h20 du matin. Très gentille veillée du Nouvel An. Repas-buffet garni au poil avec Maddy, Sally, Alice, Karl et moi. Détente et drôlerie tout au long de la soirée. Petits cadeaux mignons pour chacun et un Pictionnary pour tous. But du jeu : faire deviner chose, personnage, action ou concept par le dessin. Petit tour devant une télé, nullarde dans ses programmes, toutes chaînes confondues. Heïm vient nous embrasser pour la nouvelle année et jouer avec nous. Déli­cieux instants. Vers minuit vingt, je m'éclipse un instant pour appeler Kate perdue dans les Pyré­nées. Toute en joie, frissonnante de m'avoir un instant au bout du fil. Je suis heureux comme un dieu. Tendres vœux échangés, bisous furtifs ou profonds de toutes parts, intensité de notre amour tout au long. Nous nous quittons la poitrine em­brasée.
Là dans mon dodo, je me sens serein, prêt à re­prendre les combats quotidiens.

Jeudi 2 janvier
Long trajet ferroviaire pour aujourd'hui. Ces quelques lignes écrites dans la gare de Lyon-Part-Dieu avant que mon encre ne gèle. J'ai beau me rapprocher du sud, on se les caille un max, et c'est pas gégène (génial).
Confortable dans un train long, long, long, je me vois déjà à Montpel­lier. Dix-sept heures moins dix : je vois les gens se préparer. O surprise, serait-il en avance sur l'horaire ? J'interroge les voyageurs qui m'entourent : « C'est bien Montpellier, le prochain arrêt ? » « Montpellier ? Oh purée que non, Marseille, kong ! » Patatras : le train était si long, long, long qu'il s’est scindé en deux pendant le par­cours et j'étais dans la mauvaise section. Un agent sncf m'avait pourtant indiqué de monter en tête pour ma destination. Chance : un train en partance pour Bordeaux et qui passe par Montpellier fume au départ. Je laisse un message à l'accueil pour qu'une annonce soit pas­sée à Mme B. [ma mère] l’informant d’un horaire d'arrivée un chouïa modifié.
Je dois traîner la poisse côté rail, car, au retour du château avec Kate, nous avions failli, à quelques secondes, être emportés vers Lille au lieu de Paris ; c'est ma Kate chérie qui s'est inquiétée de la bonne direction du train, alors que j'avais déjà enlevé mon manteau. Ce coup-ci, son intuition féminine m'a visiblement man­qué.
A bon port avec presque deux heures de retard, maman m'attend. Le message lui est bien par­venu. Petit détail : on lui a dit que je m'étais en­dormi et que j’avais laissé passer la station alors que c’est l'incompétence d'un agent la cause de tout.
Une heure de voiture. Je la ques­tionne sur l'état physique et moral de mes grands-parents. Niveau faible. Grand-père présente tous les signes de la décrépitude (décrochages psycho­logiques, incontinen­ce...) ; grand-mère supporte très mal de se retrouver à 79 ans en maison de retraite, entourée de personnes plus vieilles qu’elle. Ils ont aban­donné leur grande maison. Triste tout ça.
Je profite de cette conversation lancée pour m'inquiéter du devenir des différents cousins, cousines, oncles et tantes. Rien d'enthousiasmant, en bref.
A l'arrivée, je file téléphoner à grand-mère qui attendait mon appel. Très rapide. Je préviens le château que je suis parvenu sain et sauf, ainsi que ma douce Kate qui m'a hanté une partie du voyage.
Au fond d'un lit, avec un feu de bois en face de moi, je quitte là cette exténuante journée.

Vendredi 3 janvier
Vu mes grands-parents à la maison de retraite de Fontès. Chacun dans une petite chambre, ils laissent venir doucettement la fin. Nous avons conversé de choses et d'autres. A plusieurs re­prises, un malaise profond m'envahissait : le monde triste et figé de cette vieillesse en chambre me prenait à la gorge. « Du lit à la fenêtre, et puis du lit au fauteuil, et puis du lit au lit » nous chan­tait Brel.
Reste que mes grands-parents étaient tout heureux de me voir et semblaient touchés que j'ai fait cet aller-retour éclair pour venir les em­brasser. Mes responsabilités, et peut-être aussi l'envie d'échapper au terrible cafard que j'attrape si je reste plus de deux jours, m'ont contraint à cette furtivité.

Lundi 6 janvier
Reprise du cours des choses. Travail tous azi­muts. Ce soir, pot du Nouvel An avec tous les em­ployés et les dirigeants de la Seru et de la Sebm.
Obligé de faire un petit discours, je leur ai sou­haité de travailler davantage, de mieux se respon­sabiliser, et de voir en 1992 une année difficile : tout ça pour les mettre en forme nom de dieu !
Ce soir, et par ordre de préférence bien sûr, petits instants avec une Kate pétant le feu, et court moment avec mon Olivetti, portable du ton­nerre.

Jeudi 9 janvier
Sanction du laxisme en comptabilité analytique : une sale note au putain de contrôle. Je me prends un cinq sur vingt dans les gencives. Seul moyen de me rattraper : passer des heures et des heures à faire des exercices. Mais dégager du temps pour ces conneries, c'est presqu'inhumain.

Mercredi 15 janvier
Horreur : déjà la moitié du mois qui s'est barré. Rien griffonné depuis quelques jours, tant les pré­occupations sont diverses, importantes et parfois vitales.
Doux week-end avec Kate. Quinze jours sans nous voir, ça commençait à peser lourd, dans tous les sens du terme pour moi. Inauguration de mon ordinateur portable par Kate : elle tape quelques lignes de mes notes perso. avec un doigt et finit par faire honneur à mon engin lorsque je me glis­se entre la chaise et son joli fondement.
Le mois de janvier s'annonce difficile pour les rentrées financières. Il faut que je fasse accélérer le mouvement, que j'ai un œil sur tout ce qui se fait dans les différents de la Seru, et que je donne un coup de fouet revi­gorant à ceux qui s'embourbent confortable­ment dans le fonctionnariat.
Je dois gérer et chercher des solutions aux défi­ciences, après en avoir cerné les causes. Tout cela demandera du temps pour être au point, et beau­coup de coups de pied au cul. Je dois être très vite, ainsi que chacun des employés, à la hauteur de la maxime de Virgile qui accompagnera l’emblème choisi par Heïm pour la Seru : « Le travail opiniâtre triomphe de tout ».
Vu hier soir l'un des responsables de la Poste d'Amiens, à la tête du service postcontact. Vieux petit bonhomme, genre René Tendron de la Bourse sur la Une, qui écoute sans rechigner mes inquiétudes et ma révolte : conviction et preuves que les prospectus ne sont pas distribués, menace de se tourner vers le privé et de dénoncer publi­quement l'escroquerie du postcontact, demande d'enquêtes circonstanciées et de garanties pour l'avenir. Pour lui, je suis loin du petit client : avec un marché potentiel d'un million quatre cent mille francs par an (et sans compter nos dépenses d'affranchissements) nous sommes certainement le plus gros consommateur de postcontact dans la région. Alors gare...
Demain matin, rencontre avec Arheux (le pépère directeur administratif et financier) du ban­quier de la seru. Lui aussi devra « écarter les cuisses » comme nous a dit Heïm. Il est impossible qu'il persiste à nous refuser un découvert. Il a bé­néficié de la progression de notre chiffre d'affaires et il ne nous accorderait pas de facilité de caisse ! Marre de ces rentiers frileux qui se calent sur leur bourse !
Je filerai ensuite vers Paris : un contrôle de droit fiscal m'y attend pour dix-huit heures. Sa­crée journée !

Dimanche 19 janvier
Le parti socialiste est encore la proie des Zorros de la Justice. Laurent Fabius devient secrétaire général le jour même où le siège fait l'objet d'une perquisition. Ce soir, il visite la Sinclair, la moue en avant, pour justifier toutes les malversa­tions passées.

Mardi 21 janvier
Actualité : crash d'un Airbus A320 sur des cimes françaises. Quatre heures de localisation de la catastrophe dans un pays comme la France. In­sensé ! Des gens encore vivants sont restés tout ce temps par un froid de moins quatorze degré.
Heïm nous expliquait à midi toutes les possibilités tech­niques qui existaient pour éviter les retards de ce genre. Qu'aurait coûté le fait de mettre une balise à la queue de l'avion (partie qui a le plus de chance d'être in­tact, c'est là où se trouvaient les rescapés) en plus d'une à la tête. « Quand un avion s'écrase... » Lacouture fait mine basse.
Petit retour en arrière : week-end délicieux avec Kate. Le temps passe et nous sommes de plus en plus accrochés l'un à l'autre. Toujours de petits accrocs çà et là, mais rien de grave. Notre ten­dresse est totale. L'amour que nous faisons est d'une bien meilleure qualité les acoquinements passant. Kate me prépare un petit plat succu­lent. Elle est plein de projets pour aménager ma chambre. Très gentille. Je l'aime sans conteste.
Côté pro : beaucoup de choses à faire, des ser­vices à surveiller et de l'argent à faire rentrer. Vu Martine Dugant pour la promotion et Michel Leborgne pour le commercial.

Samedi 25 janvier
Cette semaine, conversation avec Heïm qui ressent mal mon irrésolution. Depuis la venue de Kate au château et l’émerveillement créé, nombre de facettes se sont assombries. Principalement : l'attaque des parents de Kate qui ont sali sans scrupule notre bonheur ; le peu d'empressement qu'ils ont manifesté à me rencontrer sous prétexte d'emploi du temps chargé (et moi donc !) ; les vues réductrices de Kate concernant notre ave­nir éventuel ; l’enlisement général de la situation ; mon indétermination face à tous ces points. Kate a 24 ans, lourde et dangereuse est l'influence parentale. Je dois très vite la prendre avec moi, pour que la situation ne devienne pas insoluble.
Mes engagements fondamentaux, et les choix que j'ai faits, depuis tout petit, devront seuls déter­miner mon avenir. Si Kate s'associe à mon am­bition elle deviendra ma femme, sinon nous de­vrons revoir la teneur de notre relation. J'espère seulement que son besoin d'exister et ses com­portements névrotiques ne foutront pas tout à terre.
Expliquer ma passivité ? Une introspection est toujours difficile. Surveiller mes penchants mé­diocres et mener ma vie pour le mieux.
Vu une fin de reportage chez quelques olibrius du cinoche. Jean-Jacques Annaud apparaît excité par le résultat des premières entrées parisiennes pour le film l'Amant.
Infect milieu où l’on se tâte, se baisouille, même si la rencontre vient d’avoir lieu. La petite comédienne de 17 ans est emportée par les obligations de tendre ses joues, en attendant peut-être d'accorder sa bouche et son cul à des inconnus, accointances de son réalisa­teur. Mignonne et fraîche : petit être bientôt en perdition. Le parisianisme me fait vomir. La décon­traction affichée interdit toute relation de qualité. Ces gens, aux inhibitions multiples, traînent leur laisser-aller relationnel sans honte. Saloperie de civilisation !
A noter : beaucoup plus contraignant de coucher sur le papier les mauvaises choses que l'on pense de soi et une analyse poussée de son comporte­ment que de critiquer les figures publiques. Ça m'apprendra...

Vendredi 31 janvier
Fin de mois très juste pour la Seru. Le Crédit agricole, qui re­cueille nos rentrées depuis cinq mois, n'a pas l'air de vouloir mettre son putain de « bon sens en ac­tion ».
Deuxième rencontre dans nos bureaux : le sous-chef de l'agence, en compagnie d'un repré­sentant fringant du marché des entreprises, tient une mine décomposée. Je comprends, en le voyant, qu'il n'a pas réussi à convaincre le dynamique blondinet coupe au bol. Arheux et ses chiffres à mes côtés, je fais le grand dans la présentation de nos activités, de nos projets quant au développement du service commercial, de notre politique très per­sonnelle du stock, etc. En bref : la chance ex­trême qu'a le Crédit agricole (riche d’une clientèle bourbeuse) de nous avoir comme client.
Il leur faut un exercice entier. Absurde : notre activité est centrée sur l'exploitation et le développement de la presti­gieuse collection MVVF qui n'en est pas à sa première année d'existence. La frilosité ne se cache plus chez ces grippe-sous aux chaussettes colorées. Tout n'est pas bloqué : sitôt les documents fiscaux éta­blis, nous obtiendrons des facilités, à répartir entre la ligne d'escompte et la ligne de crédit, se montant à 8 % du chiffre d'affaires annuel.
Autre institution dans le collimateur : la Poste. Presque sept cent mille francs (entre les post­contact et les affranchissements) que nous avons déboursés à leur profit depuis septembre. Cette semaine, ap­pel de leur représentant de Péronne qui nous menace d'un contentieux si nous ne payons pas notre dernière facture avant le 31. Nous leur donnons un mois pour que ça bouge et qu'enfin on nous explique la baisse dramatique des retombées pendant trois mois.
Pas question de se contenter d'un mutisme compréhensif ou d'entendre des fadaises du style que notre pros­pectus a été distribué avec ceux de notre concur­rent Bastion. Cet éditeur a reçu une claque terrible quand, lors d'une diffusion de prospectus sur l'Yonne, l'association RU a vendu 4 000 exemplaires du Quantin, prouesse remarquable pour un ouvrage d'histoire départementale. Alors pas de bobard.

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